Rencontre avec Karla Étienne, artiste-commissaire chez Mandoline Hybride

Six mois après le début de son mandat à titre d’artiste-commissaire invitée pour trois ans chez Mandoline Hybride, Karla Étienne fait le point sur ses impressions et partage quelques-unes de ses idées pour les années à venir, dans le cadre d’un entretien avec Priscilla Guy, directrice générale et artistique de Mandoline Hybride.

Priscilla Guy : En janvier 2021, tu as eu l’occasion de découvrir les espaces de Salon58 à Marsoui lors d’une première résidence artistique, puis de participer à FURIES – festival de danse contemporaine en juillet dernier, à titre de spectatrice. Quelles sont tes impressions sur ces activités d’art expérimental à Marsoui, dans un village en région rurale et éloignée des grands centres? Qu’est-ce qui t’a le plus marquée ou intéressée?

Karla Étienne : Ce qui m’a le plus frappée dans les deux expériences est la possibilité d’un décloisonnement des perspectives et celle de la pluralité des rencontres.

Tout d’abord à Salon58, j’ai été happée par le bruit du silence, par la douceur des flocons, enveloppée par la brume autour des cimes d’arbres et j’avais l’impression que les montagnes me regardaient du coin de l’œil. Je me sentais un peu à l’étroit dans mon petit corps. Je suis venue avec la pression d’un immense privilège que je me devais d’honorer. 

La femme urbaine que je suis, a finalement embrassé ce contact avec la nature à bras ouverts. J’ai dansé dehors presque tous les jours avec ce sentiment de ne pas être seule. Il y avait toujours un craquement, le bruit de l’eau qui coule pour me rappeler que j’étais nature. Pour me rappeler, avec force et humilité, que quoique je fasse, je devais me connecter à la nature. J’ai eu l’intuition que le sens de mes gestes dansés viendrait de ma capacité à pratiquer l’ouverture, l’humilité et la connexion. 

La sortie de résidence m’a permis de rencontrer le public de Salon58, d’échanger sur mon expérience et sur ce que j’avais cherché artistiquement pendant ces dix jours. Ce moment me fut précieux et riche, car j’ai senti une réelle curiosité et une volonté sincère de rencontre de la part des personnes présentes. 

Quant au festival FURIES, il déboulonne un mythe auquel je dois le dire je n’ai jamais cru, celui que le public des régions n’est pas prêt à recevoir des œuvres éclectiques, parfois provocantes ou dont le style peut simplement surprendre. Le public de Marsoui est chaleureux, réceptif, engagé, expressif, avide et même parfois exalté. Ce contact privilégié avec le public me renvoie directement à ce qui nous anime comme artiste de la danse, la possibilité de transmettre, partager, émouvoir, évoquer, finalement de communiquer avec les personnes qui partagent le privilège de se rencontrer à travers l’art de la danse. 

La force du festival est sa capacité à offrir une expérience globale : ateliers, discussions, spectacles et bonnes crêpes disponibles juste au bon moment avec la possibilité fantastique de se tremper les orteils ou le corps dans la mer. Un festival des arts vivants pour une expérience démultipliée. FURIES offre un contexte particulier, un microcosme chargé d’émotions grandioses. 

PG : Quelles sont tes priorités durant ton mandat? Y a-t-il une ligne directrice générale que tu souhaites suivre ou prévois-tu plutôt d’explorer une multitude d’idées et de pistes?

KÉ : Mandoline Hybride a pris le franc-parti de centrer au cœur de sa mission la décolonialité, l’écoresponsabilité et le féminisme. L’espace de réflexions et d’actions est déjà défriché et j’ai envie de le creuser avec l’équipe de Mandoline et ses artistes invité·es. 

On me connaît comme ardente défenseure de l’inclusion. Cela ne changera pas, mais je ne veux pas cantonner les artistes dans un rôle archétypal de figures de l’ouverture. J’ai envie de faciliter la rencontre de personnes dont le récit n’aura pas à être nécessairement autour de l’exclusion ou des questions identitaires, mais dont la seule présence à Marsoui ouvrira des champs d’imaginaires inédits pour plusieurs. Pour reprendre une expression souvent utilisée, recentrer les voix marginalisées et repenser l’universel pour défier les rapports à l’altérité.


PG : En 2017 et 2019, tu as participé à titre de médiatrice à la biennale des Rencontres Internationales Regards Hybrides organisée par Mandoline Hybride, tu as donc développé une expertise riche sur les enjeux artistiques et théoriques en cinédanse. Alors que nous sommes en planification de la 3e édition de la biennale, que souhaites-tu apporter à l’événement, comment envisages-tu de faire entendre ta voix ou laisser ta marque à cette occasion? 

KÉ : En 2017 et 2019, les films Separate Sentences de Reggie Daniels, Amie Dowling & Austin Forbord, Giverny I (Négresse Impériale) de Ja’Tovia Gary et les travaux de Naomi Macalalad Bragin et de Ayanna Dozier m’ont particulièment interpellée. 

J’ai réalisé en même temps la joie et la réalité du manque en voyant leurs œuvres et en attendant leurs voix. Je n’irai pas dans les détails mais ce fut précieux pour moi d’entendre discuter avec profondeur des enjeux contemporains des personnes afrodescendantes à partir de différentes perspectives, qu’elles soient sociales, historiques, politiques et esthétiques. 

Pour la 3e édition, j’ai envie de poursuivre le travail entamé et proposer plusieurs films d’artistes afrodescendant·es et leurs réflexions critiques sur leur rapport au monde et à l’art. Des films dont le travail cinématographique est recherché et intégré au propos dans une synergie porteuse de sens. Des œuvres qui mettent en lumière des personnes afrodescendantes dans ce qu’elles ont envie de dire d’elles-mêmes.

J’aimerais également offrir l’espace à deux jeunes artistes afrodescendant·es qui aimeraient explorer la forme de la cinédanse et ce, en collaboration avec Black Wealth Media, dirigé par Henri Pardo. Nous avons souvent discuté Henri et moi, de développer notre capacité à nommer, comprendre et à mettre en exergue la culture de la mise en puissance du corps afrodescendant dans l’art africain et de sa diaspora. On proposera peut-être une discussion sur cette question.

PG : En prenant ce poste d’artiste-commissaire, tu as l’occasion d’intervenir dans les différents projets de Mandoline Hybride, mais aussi de développer un projet spécial bien à toi au fil des trois années de ton mandat. Est-ce que ce projet prend d’ores et déjà forme dans ton esprit?

KÉ : Pour être honnête, moi qui ai toujours été au service d’une mission, d’une autre artiste, j’ai encore du mal à envisager d’aborder un projet qui m’est propre. Je vais commencer par un retour à la source, retourner au studio et danser. 

Lors de la première résidence, j’ai toutefois exploré la théâtralité, imaginé mon faciès un peu étiré, manipulé, frondeur, joueur, tragi-comique pour simplement toucher aux frontières de ma personnalité sociale. Comment mentionné plus tôt, mon corps dans le froid, l’air, la couleur et le bruit résonnant de l’hiver m’offrait aussi plusieurs couches sensorielles. Et puis, la cinédanse (j’aime bien cette contraction des mots cinéma et danse) m’interpelle. Donc, peut-être un film. Mais d’abord, danser.